Ahmed Ben Salah : L’homme fort des années soixante s’explique

Entretien par Noura Borsali

Réalités  du 22-4-2004

 

On reproche souvent au leader de l’UGTT que vous fûtes après Farhat Hached d’avoir orienté la Centrale syndicale qui avait des revendications d’autonomie vers « la réalisation de la participation organique de l’UGTT à l’action du Néo-Destour sur la base d’un programme social et économique.

…Nous avons soumis ce projet, une fois achevé, en même temps aux syndicats de base et au congrès du Néo-Destour à Sfax qui était la phase finale institutionnelle de la crise entre Bourguiba et Ben Youssef, Mustapha Filali était chargé de présenter un texte de synthèse.

…Certes nous avons discuté et rêvé de créer un parti travailliste tunisien et peut-être un jour maghrébin.

…Le parti travailliste devait être le nom du Néo-Destour qui est devenu plus tard, sous l’impulsion de Bourguiba lui-même, Parti socialiste destourien.

…Déjà, en 1943, j’ai travaillé sous la direction de Habib Thameur qui, en tant que directeur du parti, m’a chargé de créer un groupe d’action dont la mission était de dénoncer et faire éclater les activités de « jeunesse de Mohamed » dirigées à l’époque par Abdelmajid Ben Jeddou et qui recrutait des jeunes Tunisiens pour participer à la guerre.

…La scission avec Habib Achour a été faite par Bourguiba alors qu’il était Premier ministre. Il m’a invité en présence de Ahmed Tlili. Il avait entre les mains le programme de l’UGTT qu’il déchirait feuillet par feuillet en me disant d’une voix coléreuse : « ça c’est du communisme, Ahmed, je ne te laisserai pas faire ».

…Au congrès de l’UGTT de 1951, je me souviens de la manière belle, naturelle et simple avec laquelle Farhat Hached a tanché les débats houleux autour de l’adhésion de la Centrale syndicale à la CISL (la décision du retrait de la Fédération syndicale mondiale (FSM) ayant déjà été approuvée à l’unanimité par le Conseil National qui a précédé le congrès et donc au congrès lui-même). La salle du congrès était pleine de vibrations avec même des bagarres physiques, entre les deux clans. J’étais le porte-parole du groupe qui était contre l’adhésion et étais pour une fédération syndicale nord-africaine pratiquant la neutralité positive. Hached a été remué par tant de tension et a alors pris la parole pour dire tout simplement et tout bellement : « c’est une question vitale. Il y a une ambiance de contestation. Donc je demande le vote secret ». On ne s’attendait pas du tout à cette prise de position qui a complètement changé les donnes. Les choses se sont réglées et c’était tellement honnête.

…Bahi Ladgham était à Paris et ne voulait pas rentrer à Tunis : il voulait rejoindre Ben Youssef à Tripoli. J’étais à ce moment-là à Paris pour une rendre visite à Taïeb Mehiri qu’on avait transporté dans un coma diabétique.

…Quelque temps après, Bourguiba m’emmena dans son bureau et sortit de son tiroir une lettre qu’il me tendit pour lecture. C’était une lettre écrite par Ben Youssef de sa propre main et où il donnait des instructions pour la manière dont il fallait se placer au Théâtre Municipal pour assassiner Bourguiba. Ma réaction fut : « Pourquoi est-ce qu’on n’a pas publié cette lettre ? ». Il reprit la lettre en me disant : « Ce Béchir Zarg el Aoun m’a sauvé de cette vipère ».

…D’ailleurs, un jour alors que j’étais à Alger, Mme Soufia Ben Youssef m’a contacté pour avoir mon avis sur son éventuel retour à Tunis. Ce jour-là, j’avais sous les yeux le quotidien El Moudjahid et il y avait, à l’occasion de la visite officielle à Tunis de Chérif Messadia, alors chef du FLN, une photo d’un meeting où Béchir Zerg el Aoun était à la tribune, à droite de Messadia. Je lui ai raconté cela sans commentaire. Elle m’a répondu après un bon silence : « Je ne rentre pas à Tunis. Je retourne au Caire ». Effectivement, elle n’était pas rentrée à cette époque-là. A mon retour à Tunis en 1988, je suis allé la voir malgré les reproches de quelques personnes. Je pourrais également raconter cet incident qui s’est produit lors de ma visite avec Bourguiba dans les mines de Gafsa. Le responsable de la Fédération des mines, envoyé par mes moins en raison des informations que nous avions reçues, avait demandé aux Algériens présents sur les frontières de se tenir tranquilles. Lors du meeting que nous avions organisé, nous avions entendu le bruit d’une mitraillette. On m’a rapporté après que c’était un dénommé « le manchot », un des combattants, qui était chargé de nous assassiner et on m’a montré un petit bout de papier soi-disant envoyé par Ben Youssef et sur lequel était écrit en arabe : « Tuez-le ainsi que ceux qui sont avec lui ». Je n’en sais rien. Il parait que le manchot a été reçu par Bourguiba et aurait dit qu’on ayant écouté nos deux discours, il était revenu sur son intention de nous éliminer.

…Il y a eu une réunion au lendemain de la signature du protocole d’indépendance, présidée par Béhi Ladgham, à laquelle ont assisté Taïeb Mehiri, Ahmed Tlili, Ferjani Belhaj Ammar et au cours de laquelle était posée la question du candidat pour la fonction de chef du gouvernement. Béhi Ladgham a défendu l’idée que le leader doit prendre l’exécutif. J’ai alors dit qu’il existait deux voies : la voie classique un peu trop banale où le président du parti devient le chef du gouvernement ou alors une autre voie, à savoir que Bourguiba devait rester président du Parlement pour diriger le contrôle du gouvernement par la représentation populaire. Ce dernier ne devait pas rester sans contrôle. Il fallait apprendre à contrôler ses responsables. C’était pour moi une œuvre gigantesque que le premier gouvernement de l’indépendance soit un premier gouvernement contrôlé. Béhi Ladgham était furieux et rétorqua que c’était Nehru qui avait pris le pouvoir en Inde. J’ai dis alors : Oui, c’est Nehru mais pas Ghandi. J’ai décliné la proposition de faire partie du premier gouvernement de l’indépendance.

…C’était une blessure de voir Bourguiba, notre leader nationaliste et anticolonialiste, accepter d’être le Premier ministre de Lamine Bey qui a laissé faire à Moncef Bey ce qu’on lui a fait. Par ailleurs, n’oublions pas que le nouveau régime tunisien était transitoire. Personnellement, je n’ai aucune gêné à dire que j’ai accepté volontairement et consciemment le parti unique : un parti unique et ouvert.

…Il y avait des problèmes. Nous étions en train de préparer le projet quand Dejllouli Farès, président de l’Assemblée nationale, nous a invités, Ali Belhouane et moi, à son bureau et nous a dit qu’à la demande de Bourguiba, chef du gouvernement, il fallait calmer le jeu, ne pas trop parler de république, mais plutôt de monarchie constitutionnelle. Il y avait les deux idées et c’était très démocratique. Moi j’étais un peu gêné par cette demande. Mais j’étais pour la république comme Moncef Bey qui m’a dit à plusieurs reprises : « Tu verras, c’est moi qui proclamerai la république ». Il avait une piètre opinion de la famille beylicale. Pour revenir à Djellouli Farès, il nous a dit qu’il y avait des problèmes et des tractations secrètes dangereuses entre l’armée française et le palais beylical dont le trône aurait demandé la protection. Est-ce que cela était vrai ou était-ce une tactique ou une précaution de Bourguiba ? Je ne peux pas le savoir. Pour répondre à la demande de Djellouli Farès, Ali Belhaouane et moi étions plus discrets quant au changement brutal du régime. Cette prudence a été sciemment mal interprétée par Hassen Sassi, le mari de la nièce du Président, qui est allé dire à Bourguiba que Ben Salah défendait la cour beylicale et Djellouli Farès : furieux de nous voir assoupir notre position quant au choix de la république, il nous a re-convoqués. Je lui ai alors rappelé qu’il nous avait demandé de modérer les propos. C’était comme ça qu’il s’était calmé. Mais j’étais accusé de jouer un double jeu. Si c’était Moncef Bey, je n’aurais rien dit. Moi, j’aurais préféré un bon parlement et des élections libres.

…Désolée de vous rappeler votre procès qui fut une grande injustice. Mais il y a unes question qui me tient à cœur et à laquelle je souhaiterais, si cela ne vous dérangeait pas, que vous répondiez. Le président de la Haute Cour qui vous interrogeait vous a posé la question suivante (rapportée par Tahar Belkhodja dans son ouvrage : « les trois décennies de Bourguiba ») : « Que veut dire d’après vous ce vers écrit de votre main, que nous avons trouvé dans vos papiers : « Oedipe, où vas-tu ? Je réponds que j’y vais ». Vous avez rétorqué alors : « (…) Il (le vers) a maintenant une étrange résonance ». En fait, que signifiait pour vous ce vers ?

C’est faux. Cela ne s’est pas passé comme ça. C’est grotesque. Je vais vous raconter comment cela s’est produit. De toute façon, j’ai dit cela en public. D’ailleurs, il y avait présent Pierre July qui était venu pour me défendre mais qui était interdit de parole. Mohamed Farhat, le président de la Haute Cour, m’a accusé de vouloir prendre le pouvoir. Et il m’a dit : De toute façon, vous ne savez pas où vous allez. Vous l’avez écrit de votre propre main. On m’a apporté un petit bout de papier photocopié sur lequel j’avais noté des vers de « Hernani » de Hugo (et non « Œdipe »). J’ai ri comme un enfant. En fait, quand j’avais quitté le gouvernement, j’avais repris mes occupations littéraires et un jour je me suis mis à relire « Hernani » de Victor Hugo. Il y avait un dialogue qui m’avait frappé et que j’avais noté. C’est quelqu’un qui demande à Hernani : « Je ne sais pas mais je vais. Je suis la force qui va ».

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